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Jacques-Joseph Brassine (1830-1899)

par feu Jean de Launois [1]

Extrait de sa "Lettre à mes petits-enfants"

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Le 12 octobre 1830, naquit à Namur Jacques-Joseph Brassine

Aîné d'une nombreuse famille, il se fit remarquer dès l'enfance par son esprit réfléchi et sa brillante intelligence. Bercé par les récits de la glorieuse épopée napoléonienne qu'avait vécue son père, le capitaine Pierre Brassine, Jacques-Joseph entendit, tout jeune, l'appel des armes.

La Belgique venait de sortir d'une héroïque révolution nationale contre l'étranger; elle s'organisait sous la ferme et intelligente direction de Léopold Ier, non sans difficultés, car ses voisins, en lui créant des obstacles multiples, empêchaient le Roi et son Gouvernement de réaliser leurs projets, notamment celui qui leur tenait le plus à cœur et dont le besoin se faisait sentir impérieusement: la création d'une armée forte et disciplinée.

Dans les foyers belges où le chef de famille, comme chez Pierre Brassine, avait fait les guerres de l'Empire et la Révolution de 1830, il n'était question naturellement que d'élever des fils pour servir la Belgique. Tous les fils de Pierre Brassine entrèrent à l'armée.

Jacques-Joseph, après d'excellentes humanités, s'engagea, le 8 décembre 1845, dans le régiment d'élite: les Grenadiers. Quoique âgé de quinze ans à peine, il était bien bâti physiquement et en imposait en outre par sa distinction native et ses qualités morales. C'est ainsi que lorsqu'il rentrait le soir dans la vaste chambrée où les anciens, avant de s'endormir, racontait quelque grosse histoire de caserne, l'un ou l'autre, le voyant pénétrer, s'écriait: "Taisons-nous, voilà le petit". Bel éloge, qui montre que déjà le "petit" se faisait respecter.

Au régiment, Jacques-Joseph ne recueille que bonnes notes et avancement. Il se prépare à l'École militaire, dont il franchit les portes en avril 1848. Là encore, à la tête de sa promotion, il est l'élève modèle que chacun admire et aime; et lorsqu'il en sort brillamment en 1850, s'ouvre devant lui une carrière magnifique, due uniquement à ses qualités de cœur et d'esprit.

Jeune officier au régiment des grenadiers, il est choisi pour être nommé aide de camp du général Daman.  

En août 1853 il part, comme porte-drapeau, avec son régiment, recevoir à la frontière l'archiduchesse Marie-Henriette. Beau souvenir qu'il aura l'occasion, plus tard, de rappeler à la Reine, qui s'en souviendra et lui avouera qu'elle s'était alors écriée: "Quel beau régiment, quels beaux soldats, et quel beau porte-drapeau!" .

 Jacques Joseph Brassine épousa, le 10 octobre 1855 à Ixelles, Eugénie Dugniolle, née à Ixelles le 21 septembre 1831, fille d'Alexandre et de Sophie de Mévius. 


                                 
                            

                                                                                                                                                                                            Jacques-Joseph Brassine est capitaine à 29 ans, major à 40

                                   

1870 ! La guerre nous menace de tous côtés; les troupes sont envoyées aux frontières. Après le désastre de Sedan, de malheureux régiments français pénètrent en Belgique et y sont faits prisonniers. Le gouvernement belge organise un camp pour les y interner. Ces hommes, découragés, sont difficiles à mener. C'est J.J.Brassine qui est choisi pour commander le camp. Mission combien délicate, exigeant de la fermeté, du tact et de la bonté. Il saura maintenir le calme et ranimer l'espérance dans ces cœurs meurtris. Lui, dont le père a versé plusieurs fois son sang pour la France, comprend le chagrin de ces hommes. Il organise leur vie d'internés, leur fait des conférences, se multiplie afin de soulager leurs souffrances. 

Lorsque plus tard, devenu brillant général, il est envoyé comme chef de mission aux manœuvres françaises de 1882, il est, sur place, décoré de la chevalerie de la Légion d'honneur.

Passant par Paris les jours suivants, il est invité à un dîner à l'Elysée. Au dessert, le Président de la République, Jules Grévy, se lève, porte un toast à l'armée et aux officiers étrangers présents, y ajoute un toast particulier pour le général Brassine, disant en substance: " La France, Mr le Général, est heureuse de saluer en vous l'officier distingué et bon, qui a su, par ses qualités de cœur et d'esprit, adoucir la captivité de ses enfants et maintenir en eux le niveau moral le plus élevé. L'autre jour, le gouvernement de la République vous a élevé au titre de chevalier de la Légion d'Honneur; mais aujourd'hui c'est toute la France reconnaissante qui vous décerne la commanderie." Exemple unique de deux promotions dans l'Ordre, à quelques jours d'intervalle. 

Modeste, le major Brassine continuait sa carrière, ne briguant aucune faveur, et en recevant sans cesse.

Nommé colonel en 1878, à 48 ans, il est le benjamin de ceux-ci. Il doit quitter son cher régiment des Grenadiers, où il sert depuis 33 ans, et part à Anvers prendre le commandement du 6ème régiment d'Infanterie.[2]

 Il se donne à fond à son métier de chef de corps, se dépensant sans compter pour y améliorer le bien-être physique et moral de la troupe. Son régiment est un des premiers à établir des réfectoires pour les soldats, ainsi que des parloirs pour recevoir leur famille. Les résultats obtenus furent si concluants que le Ministre de la Guerre recommanda à tous les chefs de corps l'adoption des mesures prises au 6ème d'Infanterie pour rendre meilleur le logement et la nourriture des soldats, diminuer les corvées, créer des distractions à la caserne afin de combattre de façon efficace l'ennui et le dégoût qui leur faisaient déserter les rangs.

Le Colonel J.J.Brassine fut désigné le 30 mars 1882 pour commander la 4ème brigade d'infanterie. Nommé général-major le 25 juin 1883, il est désigné le 29 décembre suivant pour prend le commandement de la 3ème brigade.

Il s'efforce d'y encourager les conférences d'officiers, les travaux en commun sur le terrain, l'étude des guerres modernes du point de vue de l'application des principes émis par les règlements de manœuvre. La réussite fut telle que le général Gratry étendit à toute l'armée ce système d'instruction.

Appelé le 11 octobre à la tête de la 2ème division d'Infanterie, le général Brassine poursuivit dans cette grande unité le développement de ses idées sur l'instruction pratique du cadre des officiers.

 Léopold II, qui a pu l'apprécier, le nomme lieutenant-général le 26 juin 1890,et l'appelle, le 11 octobre de la même année, pour commander la 4ème division d'Infanterie.

C'était l'époque naissante des grandes luttes politiques relatives à l'organisation de l'armée. Le pays est divisé sur la question du service militaire. Le tirage au sort, et le remplacement sévissent. Alors que le devoir le plus sacré qui s'impose à tout homme est de défendre son pays, et que ce devoir peut aller jusqu'au sacrifice de sa vie, avec un pareil système ceux qui avaient tiré un mauvais numéro devaient porter toute la charge de ce service, les autres, rien. Et pis encore, si ceux astreints au service militaire, exposés à devoir en supporter les ennuis et les risques, ont la chance de posséder une certaine fortune, ils pourront trouver quelque remplaçant que l'appât d'une prime poussera à "vendre sa peau".

Ces remplaçants constituaient, de l'avis unanime du corps d'officiers, un mauvais élément dans la masse des troupes, élément corrupteur et indiscipliné, inspirant peu de confiance et de beaucoup moindre valeur, par conséquent, que les remplacés. Le général Brassine le sait bien; il a vécu la vie de la troupe.

 Aussi, lorsqu'il est appelé par le Roi Léopold II, le 4 mai 1893, pour prendre le portefeuille de la Guerre dans le ministère de Burlet, le général, très honoré, lui répond qu'il ne pourra entrer dans le cabinet que s'il est assuré d'avoir l'entier appui du monarque et du Gouvernement pour proposer et faire voter le service personnel. Le Roi, qui désire cette grande réforme, lui promet son aide, ajoutant : "dussé-je dissoudre les chambres, vous l'obtiendrez". 

 

 

Pendant son passage au Ministère, le général n'a de cesse que le fameux projet voit le jour. Mais... depuis sont nés les vastes projets du Roi concernant le Congo, retenant l'attention du Souverain et de ses ministres.

Le général est militaire, et nullement politicien. Il insiste pour que son projet soit présenté, et lorsqu'il s'aperçoit que ses collègues remettent sans cesse à plus tard, sa droiture et sa conscience se révoltent: il ne peut admettre de postposer une mesure si nécessaire au Pays; et il donne sa démission.

Ce geste, qui en temps normal, serait passé presque inaperçu, est un coup de tonnerre dans le ciel politique belge.

La haute probité du général donne à sa décision une portée à laquelle le public prête grande attention. Le peuple belge sent que ce départ, qui glorifie le soldat, est un camouflet pour ceux qui n'ont pas eu le courage de le soutenir; des Flandres jusqu'aux Ardennes, l'émotion est grande. La presse toute entière se plait à louer l'attitude du général, qui, après avoir passé 51 ans au service du Pays, préfère se retirer plutôt que de manquer à sa parole.

De tous côtés affluèrent des témoignages de respect et de sympathie. Le Roi tenait énormément aux services du général, mais voulait à tout prix faire passer d'abord les affaires du Congo, et probablement avait ses raisons d'en exiger l'urgence. Il fut donc très mécontent du départ de son ministre, ce qui plaçait le Cabinet en mauvaise posture.  

Lorsque le général vint prendre congé, le Roi lui reprocha sa démission, lui disant qu'il avait compté sur sa fidélité et que celle-ci commandait de rester à son service. Le général répondit avec simplicité:

" Sire, ma vie et mon épée appartiennent à votre Majesté, mais mon honneur n'est qu'à moi!"  Sur ces mots, l'entrevue prit fin...

Rarement, un départ fut salué de tant de regrets et d'éloges. Un homme vaniteux y eut trouvé quelque délectation. Le brave soldat n'y voyait que le deuil de ses plus chères espérances: doter son pays d'une armée forte et bien équipée, qui serait l'âme de la Belgique, étant composée de tous ses enfants.

Lorsqu'il était ministre de la Guerre, le général Brassine, après une visite à l'Ecole militaire, fit part au commandant de celle-ci qu'il estimait le système d'éducation militaire suivi jusqu'alors absolument insuffisant! Il ajoutait, écrit le colonel Goethals, qu'il était indispensable qu'à l'Ecole militaire on formât le cœur, le caractère, l'énergie, la volonté, et le sentiment du devoir des élèves; qu'on leur inspirât l'esprit de dévouement, d'abnégation, de sacrifice, de travail, de manière à en faire des hommes, des citoyens et des patriotes, aptes à exercer une action morale et sociale de haute portée sur les soldats qui leur seraient confiés."

"Il voulait que le futur officier se rende mieux compte de sa mission sociale, qu'il soit un conducteur d'hommes, et, pour cela, qu'il connaisse le soldat. Il fit donc introduire, dans le programme des études, des cours de psychologie et de psychologie de l'homme, ainsi qu'un cours d'éducateur militaire, traitant de l'importance de la mission éducatrice de l'armée, du rôle des cadres, donnant un aperçu de ce que doit être l'éducation militaire au point de vue physique, intellectuel et moral, cette dernière partie comprenant l'examen des vertus inhérentes à la qualité de militaire, l'examen des qualités du caractère, du cœur, ainsi que les qualités propres à l'officier homme du monde."

 

Parmi les autres tâches importantes accomplies par J.J. Brassine durant ses fonctions de ministre de la Guerre, il faut signaler la préoccupation de faire en sorte que l'industrie nationale pourvoit elle-même à tous les besoins de la défense du pays, et que la Belgique soit ainsi affranchie, en ce domaine de l'étranger. Lors de sa démission, le directeur-général de Cockerill lui exprimait ses regrets de le voir quitter une situation qu'il avait si brillamment occupée et dans laquelle "ses soucis du bien de l'industrie nationale s'étaient manifestés de tant de manières".

D'importantes commandes avaient été passées à l'industrie nationale, notamment pour les bouches à feu,les carabines à répétition, les projectiles, les coupoles de forts, etc...

Il mit sur pied, en vue d'une meilleure organisation de la défense du pays, le Comité supérieur des Forteresses, le Comité d'étude des Places-fortes. Il fit poursuivre le dispositif de défense de la position d'Anvers, par l'extension de la ligne avancée au moyen de la construction de redoutes de Beerendrecht, Oorderen et Cappelen.

Son attention d'homme de cœur, qui le portait si volontiers sur le bien-être de la troupe et du cadre d'officiers, lui suggéra de nombreuses mesures en leur faveur, comme l'obligation imposée aux directeurs des hôpitaux d'informer les parents indigents en cas de maladie grave de leur fils, et la faculté pour eux de se rendre auprès du malade aux frais de l'Etat, le paiement d'indemnité aux officiers mariés qui changent de garnison, etc...  

Après sa démission, entouré du respect général, l'ancien ministre vint s'installer à Auderghem, à l'orée de la forêt de Soignes, dans une riante campagne qui lui rappelait sa jeunesse et était dénommée: "Les Glycines" [3].       

 

 

Sa santé, jadis florissante, était atteinte; l'abandon du fameux projet l'avait frappé en plein cœur et le diabète s'était installé dans cet organisme trop sensible.  

Sortant peu, s'occupant de ses fleurs comme Cincinnatus, le général fut bien surpris de voir, un bel après-midi de mars 1897 une voiture de la Cour s'arrêter devant la grille de la vieille maison. Un laquais en descendit, porteur d'une lettre priant le général de venir, s'il le pouvait, par le même équipage, à Laeken, où le Roi l'attendait.

Bien des fois les biographes du Roi, parlant de son génie, ont dit quel don il avait pour juger les hommes. C'est cette force qui lui a permis de s'entourer de tous ces esprits de valeur qui ont illustré son règne. Mais le Roi avait aussi un grand cœur et une infinie délicatesse. S'il avait été furieux de la résistance de son ministre, il avait intérieurement admiré son caractère, et désirait honorer son fidèle serviteur.

Sachant le vieux général malade, et de chagrin, quel meilleur baume pour le guérir que de lui montrer qu'il possède toujours la confiance et l'estime de son souverain ?

L'entrevue de Laeken fut touchante. Venant au général, les mains tendues, le Roi lui dit "Général, j'étais contre vous; je vous en ai beaucoup voulu! "

« Oui, Sire, » répondit le général, je m'en suis bien aperçu, mais ma conscience me donnait raison". Le Roi : "C'est vrai, général, vous aviez raison; je vous en estime davantage, et pour vous le montrer, je vous nomme mon aide de camp. Vous ferez partie de ma Maison militaire, et m'accompagnerez dans tous les grands voyages que je compte entreprendre. Nous irons dans toutes les Cours où l'on vous a tant estimé, et comme nous voyagerons par mer, cela rétablira votre santé."

Ce fut alors que commencèrent les merveilleux voyages en Allemagne, au Danemark, en Suède, en Norvège... Partout le Roi daignait faire l'éloge du Général, auquel chaque souverain accordait une flatteuse attention, oui se traduisait par des grands cordons des Ordres les plus élevés.

A Postdam, Guillaume II fait donner au Général les appartements qui furent occupés par Napoléon; il lui montre le fameux moulin de Sans-Souci.

Un matin, le Général est à sa toilette; il vient de se raser et se trouve en bras de chemise. On heurte à la porte, il ouvre. C'est l'Empereur et un aide de camp! Emoi assez naturel... L'Empereur se met à rire et dit: " Cher Général, je voulais vous surprendre au lever, afin de vous donner le grand cordon de l'Aigle Rouge de Prusse. Vous aviez, je le sais, déjà celui de la Couronne de Prusse. Celui-ci est la plus haute de nos dignités et je voulais que vous puissiez le revêtir pour paraître à la cérémonie de tout à l'heure." Ce disant, il ouvre l'écrin et l'offre au Général très ému.

Le lendemain, autre attention: 1'Empereur vient prendre le Général et le conduit voir ses splendides casernes, lui soufflant dans l'oreille: "Votre Roi est un très grand homme, mais ce n'est pas un militaire; nous le laisserons converser avec mes ministres, pendant que je vous montrerai mes soldats!".

A Copenhague, chez le doyen des souverains, appelé aussi "le grand-père des Rois", l'étiquette est très simple et la vie royale édifiante de bonté et de simplicité. Le Roi confère au Général l'Ordre royal de Daneborg.

Le yacht royal emmène ensuite le Roi Léopold et sa suite vers la Norvège et la Suède. Périple prestigieux, dans les fjords et jusqu'au Cap Nord, où le Roi et son entourage peuvent contempler le soleil de minuit. Ce voyage, bien qu'accompli dans toutes les conditions de confort, n'en est pas moins émaillé de péripéties : le yacht ne peut aborder, les trains sont bloqués par les chutes de neige, les bandes de loups sont à craindre... On arrive malgré tout à Christiana, puis à Stockholm, où une vraie féerie se déroule : palais fastueux, princes vêtus d'uniformes rutilants, lacs magnifiques, gondoles or et blanc, comparables à des bijoux, et que manœuvrent des matelots imposants. Fêtes et galas se succèdent. Le Général, une fois de plus, est gâté: le Roi Oscar II lui remet lui-même le grand Cordon de l'ordre des Séraphins.

Au cours d'une des réceptions royales, un grand, un très grand et beau jeune prince se multiplie auprès de la délégation belge. Il ne se doute pas que, dans quelques années, une jeune princesse, sa fille, deviendra la Reine tant aimée de ces belges qu'il promène si cordialement !

Durant tous ces beaux voyages, le Général écrit, au jour le jour, ce qu'il voit, mais tait, par discrétion, certains entretiens dont il parlera plus-tard. II racontait qu'accompagnant le Roi et sa suite, un dimanche, à la Messe, dans une des rares églises catholiques de Suède, il avait pris place à côté du Souverain, qui avait de l'autre côté, vers la sortie de la rangée, le comte J.d'Oultremont. A l' "Ite Missa est", le Roi veut sortir; il se redresse. Le comte d'Oultremont ne bouge pas. " Allons, d'Oultremont, partons; la Messe est finie". Le comte d'Oultremont, sans détourner la tête, les yeux fixés sur l'autel, fait signe que non et le Roi de se réinstaller, et d'attendre que le prêtre ait quitté l'autel pour sortir du sanctuaire!

Rentré à Bruxelles, le Général est bientôt invité par la bonne Reine Marie-Henriette [4]; elle lui demande de venir à Spa; elle l'apprécie tellement, qu'elle voudrait qu'il fasse partie de sa Maison. Discussions entre Laeken et Spa. Le Roi décide que le Général doit lui rester, car, ne pouvant être grand maître de la Maison de la Reine, toute autre charge ne serait pas digne d'un ancien ministre, aide de camp du Roi.   

C'est donc en invité et ami que le Général fait de longs séjours à Spa. Il racontera les charmantes soirées de musique, la Reine jouant de la harpe; les promenades dans la jolie vallée; les pique-niques ,où la si aimable princesse Clémentine, dans tout l'éclat de sa beauté, met une note rieuse.

Un journal de l'époque écrivait: " Le général Brassine, aide de camp du Roi, a été pendant une huitaine de jours l'invité de S.M. la Reine, à Spa. Sa Majesté et S.A.R.la princesse Clémentine, ont comblé de prévenances le vieux général, qui certes a été l'un des hôtes les plus choyés de la villa royale cette saison. Détail touchant: tous les matins, S.A.R. la princesse Clémentine allait cueillir des fleurs pour en faire un bouquet qu'elle allait placer sur le bureau du Général. Sa Majesté a décidé de prolonger son séjour jusqu'à la mi-novembre. Plusieurs invités de distinction sont encore attendus à la villa du Marteau." 

Le général voit défiler, au cours de ses séjours, tous les princes européens. Un jour que les grands ducs de Russie étaient invités, le grand-maître de la Maison de la Reine étant absent, le Général est chargé de cette fonction. Le dîner est très animé, la Reine très en verve met l'entrain. Le repas terminé, le Général s'aperçoit que la Reine semble très agitée, et ne se lève pas... Qu'y a t'il ? La Reine fait au Général des signes mystérieux, et malheureusement incompréhensibles pour lui. Que se passe t'il donc? Un soupir de soulagement: la Reine paraît se pencher, et soudain se lève, toute souriante. En passant près du Général, elle lui glisse tout bas : "c'était affreux, cher Général, j'avais défait mon soulier... et ne le retrouvais plus!'

Vers la Noël 1899, le Général prit un léger froid. Il dût s'aliter, et le diabète, tant combattu, se vengea en plongeant le malade dans le coma. Il devait en sortir pour recevoir son confesseur et ami, le R.P. Etienne, des Carmes, qui lui administra les derniers sacrements. Après avoir reconnu chacun de ses enfants et petits-enfants, il expira, la nuit de Noël, gardant sur le visage un reflet de sa sérénité et de sa bonté.  

Pendant les quelques jours qu'il avait passé au lit, chaque matin une voiture du Palais venait prendre des nouvelles du malade.

Dès que la nouvelle de la mort fut connue, ce fut une avalanche de visiteurs dans la vieille demeure, depuis des princes jusqu'aux humbles paysans qui avaient été l'objet de ses bontés

Le soir avant les funérailles, l'habituelle voiture du Palais s'arrêta à la grille, et deux domestiques en sortirent une merveilleuse couronne de violettes. Elle avait été faite par la Reine, disaient les porteurs, qui ajoutaient que Sa Majesté pleurait en la garnissant, et répétait: " J'ai perdu mon meilleur ami!" De tout le pays affluaient les dépêches.  Il en vint de toutes les Cours d'Europe, de toutes les provinces, du Congo et des pays les plus lointains. Cet hommage était émouvant.

L'ancien ministre de la Guerre avait exprimé le désir d'être enterré sans cérémonies officielles, de s'en aller vers le cimetière sans honneurs militaires, sans discours et sans couronnes, ne voulant, disait-il, déranger personne.

Les funérailles n'en revêtirent pas moins un caractère profondément impressionnant.

Entouré de candélabres, la bière était dressée au milieu de la petite pièce de l'aile gauche de la maison de campagne d'Auderghem. Elle était recouverte de l'uniforme, du chapeau et des armes du général. Au pied du catafalque, deux coussinets supportaient ses décorations, et, à droite, la couronne envoyée par la Reine.

Le corps, porté par des gens du pays, relayés par d'anciens soldats, traversa le village, où s'entassaient des milliers de personnes, venues de partout.

Le deuil était conduit par son fils Eugène, son petit-fils Charles, et les membres de la famille Dugniolle et de Burlet.

Suivaient le corps: le général Donny, aide de camp du Roi, le représentant; le lieutenant du Roy de Blicquy, représentant le comte de Flandre; le général Cousebant d'Alkemade, ministre de la guerre; le baron de Favereau, ministre des Affaires Etrangères; le lieutenant-colonel comte del Serralès, attaché militaire d'Espagne; le lt-colonel Muller, attaché militaire de Russie; le major comte de Hacke, attaché militaire d'Allemagne; le commandant Haillot ,attaché militaire de France; Mr de Mot, bourgmestre de Bruxelles; les anciens ministres De Bruyn, de Mérode; Carton de Wiart, député; l'Aumônier de la Cour, Mgr Simon, un grand nombre de lieutenants-généraux; le commissaire d'arrondissement, baron de Royer de Dour; le conseil communal d'Auderghem; etc., etc..  

Dès le jour de sa mort, la presse de tous les partis publia de longs et élogieux articles, où était retracée la belle vie du disparu et les services qu'il avait rendus au Pays.

C'est alors que le public apprit bien des faits que la modestie du disparu avait cachés. A la fin de 1898,1'île de Crète, maintenue sous la suzeraineté de la Porte [5], était placée sous l'Administration des quatre grandes puissances: France, Angleterre Italie, Russie. Le pouvoir devait être exercé par un haut commissaire, commandant des forces militaires. Le général Brassine fut proposé pour cette haute dignité, et son assentiment avait déjà été demandé, quand le roi Georges obtint le droit de proposer lui-même un candidat, et fit nommer un prince de sa famille. L'honneur d'avoir été choisi comme premier candidat restait au bon belge que fut le général, dont la vie se résume dans la devise qu'il s'était choisie: " le devoir avant tout" [6]

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Bibliographie

- Archives générales du Royaume: mariage officiers, no 247

- La Belgique militaire : "Les projets d'organisation militaire du général Brassine" - 6.12.1896.

- A.Duchesne: "L'armée et la politique militaire belge" in "Revue de philologie et d'histoire"-1961,pp. 421/22.

- A.Duchesne: " Les archives de la guerre à Paris et l'histoire de Belgique" -Commission royale d'histoire, 1962,p. 52.

- A. Duchesne : "L'œuvre du général Cousebant d'Alkemade" - in "Carnet de la Fouragère", no7 ; déc. 1960,p. 453.

- A. Duchesne : "La valeur de l'armée belge et les perspectives de guerre de 1871 à 1914", in "Carnet de la Fouragère", sept. 19..

- Baron Lahure : "Mes notes pendant le voyage fait à Postdam et à Berlin à la suite de S.M. le Roi Léopold II en oct. 1890". Tirage privé-1891, avec annotations manuscrites du Gl Brassine.

- Gazet van Antwerpen, 3.11.1966, reproduisant un article.

- Colonel Stinglhamber et Paul Dresse : "Léopold II au travail" Bruxelles, 1944 - p. 209.

- Cte Louis de Lichtervelde: Léopold II " Bruxelles 1926. p. 30

- "Histoire de l'Ecole militaire, 1834 - 1934",pp. 155 et 373.

- "150 ans d'Ecole Militaire,1834- 1984- Mémorial, pp. 329.

Journaux:

- La Nation illustrée, 14.5.18.93.

- Le Patriote illustré, 14.5.1893.

- La galerie contemporaine, 30.6.1895.

- Le Soir, 28.5.1895

- Le Matin, 2.6.1908.

- L'Indépendance, 29.12.1899. - Le Soir, 26.12.1899.

- Le Petit-bleu, 26.12.1899.

- L'Etoile belge, 29.12.1899.

- La Chronique, 27.12.1899.

- Le Messager de Bruxelles, 29.12.1899.

- La Gazette, 26.12.1899.

- Le Petit belge, 27.12.1899.

- Le Soir, 22.12.1962. 

Iconographie et médias

Les portraits, photos et autres documents iconographiques sont issus des collections familiales.  
Fichier audio : extrait de la série radiophonique "Mon grand père, ce héros", Estivale 24 juillet 2006, La Première, RTBF, Bruxelles

 

 

   


[1] Jean de Launois (1913-1995) était le fils de Charles et de Marie Brassine et le petit-fils de Jacques-Joseph Brassine; il était le frère de Denise (Niny) de Launois qui épousa Jean Ponteville, ainsi que d'Huguette et Sabine de L., restées célibataires. Jean de Launois eut deux fils : Baudouin et Philippe. C'est donc à leurs enfants à eux que s'adresse cette "lettre à mes petits-enfants" comprenant de nombreuses biographies.  

[2] Photo du tableau exécuté en 1891 par Franz Vinck et représentant le Lieutenant Général Jacques-Joseph Brassine (1830-1899), commandant de la 4e. division d'infanterie et devenu plus tard Ministre de la Guerre, grand-père de Marie Brassine, épouse de Charles de Launois. Derrière lui, son fils Eugène (1856-1927), Lieutenant-colonel de la garde civique d'Anvers.
A l'arrière plan, les deux aides de camp: le Capitaine-commandant Baron Durutte (1853-1918), plus tard Colonel, et le Capitaine-commandant Baron Albert Keucker de Watlet (1851-1943), plus tard Lieutenant-général, grand-père maternel de Geneviève Libbrecht, épouse de Jean de Launois.
Ce régiment des Grenadiers eut, dans la suite, parmi ses chefs de corps:

            -          en 1905, son ancien aide de camp au ministère de la Guerre, le Général (alors colonel) baron Albert Keucker de Watlet;
     
-     en 1929, son neveu, le Général (alors colonel) Albert Brassine. 

[3] Avec humour la famille l'appelait toutefois "La Grenouillère" vu la proximité de ces batraciens coasseurs dans ce fond de vallée de la Woluwé.  

[4] Nous avons consacré une page spéciale aux nombreux séjours que fit J.J.Brassine chez S.M. la Reine Marie-Henriette à Spa. Cette page est illustrée de documents et photos parmi les plus significatifs et conservés dans les archives de famille.

[5] Ou "Sublime Porte": ainsi était désignée la Turquie d'alors

[6] En réalité sa devise était encore plus exigeante: "Tout sacrifier au devoir; ne sacrifier le devoir à rien".