Jacques-Joseph
Brassine (1830-1899)
par
feu Jean de Launois [1]
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son évocation
sur les antennes de la radio
Le
12 octobre 1830, naquit à Namur Jacques-Joseph Brassine
Aîné
d'une nombreuse famille, il se fit remarquer dès l'enfance par son esprit réfléchi
et sa brillante intelligence. Bercé par les récits de la glorieuse épopée
napoléonienne qu'avait vécue son père, le capitaine Pierre Brassine,
Jacques-Joseph entendit, tout jeune, l'appel des armes.
La
Belgique venait de sortir d'une héroïque révolution nationale contre l'étranger;
elle s'organisait sous la ferme et
intelligente direction de Léopold Ier, non sans difficultés, car ses
voisins, en lui créant des obstacles multiples, empêchaient le Roi et son
Gouvernement de réaliser leurs projets, notamment celui qui leur tenait le
plus à cœur et dont le besoin se faisait sentir impérieusement: la création
d'une armée forte et disciplinée.
Dans
les foyers belges où le chef de famille, comme chez Pierre
Brassine, avait fait les guerres de l'Empire et la Révolution de 1830, il
n'était question naturellement que d'élever des fils pour servir la
Belgique. Tous les fils de Pierre Brassine entrèrent à l'armée.
Jacques-Joseph,
après d'excellentes humanités, s'engagea, le 8 décembre 1845, dans le régiment
d'élite: les Grenadiers. Quoique âgé de quinze ans à peine, il était bien
bâti physiquement et en imposait en outre par sa distinction native et ses
qualités morales. C'est ainsi que lorsqu'il rentrait le soir dans la vaste
chambrée où les anciens, avant de s'endormir, racontait quelque grosse
histoire de caserne, l'un ou l'autre, le voyant pénétrer, s'écriait:
"Taisons-nous, voilà le petit". Bel éloge, qui montre que déjà
le "petit" se faisait respecter.
Au
régiment, Jacques-Joseph ne recueille que bonnes notes et avancement. Il se
prépare à l'École militaire, dont il franchit les portes en avril 1848. Là
encore, à la tête de sa promotion, il est l'élève modèle que chacun
admire et aime; et lorsqu'il en sort brillamment en 1850, s'ouvre devant lui
une carrière magnifique, due uniquement à ses qualités de cœur et
d'esprit.
Jeune
officier au régiment des grenadiers, il est choisi pour être nommé aide de
camp du général Daman.
En août 1853 il part, comme porte-drapeau, avec son régiment, recevoir à la frontière l'archiduchesse Marie-Henriette. Beau souvenir qu'il aura l'occasion, plus tard, de rappeler à la Reine, qui s'en souviendra et lui avouera qu'elle s'était alors écriée: "Quel beau régiment, quels beaux soldats, et quel beau porte-drapeau!" .
Jacques Joseph Brassine épousa, le 10 octobre 1855 à Ixelles, Eugénie Dugniolle, née à Ixelles le 21 septembre 1831, fille d'Alexandre et de Sophie de Mévius.
Jacques-Joseph Brassine est capitaine à 29 ans, major à 40
1870 ! La guerre nous menace de tous côtés; les troupes sont envoyées aux frontières. Après le désastre de Sedan, de malheureux régiments français pénètrent en Belgique et y sont faits prisonniers. Le gouvernement belge organise un camp pour les y interner. Ces hommes, découragés, sont difficiles à mener. C'est J.J.Brassine qui est choisi pour commander le camp. Mission combien délicate, exigeant de la fermeté, du tact et de la bonté. Il saura maintenir le calme et ranimer l'espérance dans ces cœurs meurtris. Lui, dont le père a versé plusieurs fois son sang pour la France, comprend le chagrin de ces hommes. Il organise leur vie d'internés, leur fait des conférences, se multiplie afin de soulager leurs souffrances.
Lorsque plus tard, devenu brillant général, il est envoyé comme chef de mission aux manœuvres françaises de 1882, il est, sur place, décoré de la chevalerie de la Légion d'honneur.
Passant par Paris les jours suivants, il est invité à un dîner à l'Elysée. Au dessert, le Président de la République, Jules Grévy, se lève, porte un toast à l'armée et aux officiers étrangers présents, y ajoute un toast particulier pour le général Brassine, disant en substance: " La France, Mr le Général, est heureuse de saluer en vous l'officier distingué et bon, qui a su, par ses qualités de cœur et d'esprit, adoucir la captivité de ses enfants et maintenir en eux le niveau moral le plus élevé. L'autre jour, le gouvernement de la République vous a élevé au titre de chevalier de la Légion d'Honneur; mais aujourd'hui c'est toute la France reconnaissante qui vous décerne la commanderie." Exemple unique de deux promotions dans l'Ordre, à quelques jours d'intervalle.
Modeste,
le major Brassine continuait sa carrière, ne briguant aucune faveur, et en
recevant sans cesse.
Nommé
colonel en 1878, à 48 ans, il est le benjamin de ceux-ci. Il doit quitter son
cher régiment des Grenadiers, où il sert depuis 33 ans, et part à Anvers
prendre le commandement du 6ème régiment d'Infanterie.[2]
Il
se donne à fond
à son métier
de chef de corps, se dépensant sans compter pour y améliorer le bien-être
physique et moral de la troupe. Son régiment est un des premiers à établir
des réfectoires pour les soldats, ainsi que des parloirs pour recevoir leur
famille. Les résultats obtenus furent si concluants que le Ministre de la
Guerre recommanda à tous les chefs de
corps
l'adoption des mesures prises au 6ème d'Infanterie pour rendre
meilleur le logement et la nourriture des soldats, diminuer les corvées, créer
des distractions à la caserne afin de combattre de façon efficace l'ennui et
le dégoût qui leur
faisaient
déserter les rangs.
Le
Colonel J.J.Brassine fut désigné le 30 mars 1882 pour commander la 4ème
brigade d'infanterie. Nommé général-major le 25 juin 1883, il est désigné
le 29 décembre suivant pour prend le commandement de la 3ème
brigade.
Il
s'efforce d'y encourager les conférences d'officiers, les travaux en commun
sur le terrain, l'étude des guerres modernes du point de vue de l'application
des principes émis par les règlements de manœuvre. La réussite fut telle
que le général Gratry étendit à toute l'armée ce système d'instruction.
Appelé
le 11 octobre à la tête de la 2ème division d'Infanterie,
le général Brassine poursuivit dans cette grande unité le développement de
ses idées sur l'instruction pratique du cadre des officiers.
Léopold
II, qui a pu l'apprécier, le nomme lieutenant-général le 26 juin 1890,et
l'appelle, le 11 octobre de la même année, pour commander la 4ème
division d'Infanterie.
C'était
l'époque naissante des grandes luttes politiques relatives à l'organisation
de l'armée. Le pays est divisé sur la question du service militaire. Le
tirage au sort, et le remplacement sévissent. Alors que le devoir le plus
sacré qui s'impose à tout homme est de défendre son pays, et que ce devoir
peut aller jusqu'au sacrifice de sa vie, avec un pareil système ceux qui
avaient tiré un mauvais numéro devaient porter toute la charge de ce
service, les autres, rien. Et pis encore, si ceux astreints au service
militaire, exposés à devoir en supporter les
ennuis et les risques, ont la chance de posséder une
certaine fortune, ils pourront trouver quelque remplaçant que l'appât d'une
prime poussera à "vendre sa peau".
Ces
remplaçants constituaient, de l'avis unanime du corps d'officiers,
un mauvais élément dans la masse des troupes, élément
corrupteur et indiscipliné, inspirant peu de confiance et de beaucoup moindre
valeur, par conséquent, que les remplacés. Le général Brassine le sait
bien; il a vécu la vie de la troupe.
Aussi, lorsqu'il est appelé par le Roi Léopold II, le 4 mai 1893, pour prendre le portefeuille de la Guerre dans le ministère de Burlet, le général, très honoré, lui répond qu'il ne pourra entrer dans le cabinet que s'il est assuré d'avoir l'entier appui du monarque et du Gouvernement pour proposer et faire voter le service personnel. Le Roi, qui désire cette grande réforme, lui promet son aide, ajoutant : "dussé-je dissoudre les chambres, vous l'obtiendrez".
Pendant
son passage au Ministère, le général n'a de cesse que le fameux projet voit
le jour. Mais... depuis sont nés les vastes projets du Roi concernant le
Congo, retenant l'attention du Souverain et de ses ministres.
Le
général est militaire, et nullement politicien. Il insiste pour que son
projet soit présenté, et lorsqu'il s'aperçoit que ses collègues remettent
sans cesse à plus tard, sa droiture et sa conscience se révoltent: il ne
peut admettre de postposer une mesure si nécessaire au Pays; et il donne sa démission.
Ce
geste, qui en temps normal, serait passé presque inaperçu, est un coup de
tonnerre dans le ciel politique belge.
La
haute probité du général donne à sa décision une portée à laquelle le
public prête grande attention. Le peuple belge sent que ce départ, qui
glorifie le soldat, est un camouflet pour ceux qui n'ont pas eu le courage de
le soutenir; des Flandres jusqu'aux Ardennes, l'émotion est grande. La presse
toute entière se plait à louer l'attitude du général, qui, après avoir
passé 51 ans au service du Pays, préfère se retirer plutôt que de
manquer à sa parole.
De
tous côtés affluèrent des témoignages de respect et de sympathie. Le Roi
tenait énormément aux services du général, mais voulait à tout prix faire
passer d'abord les affaires du Congo, et probablement avait ses raisons d'en
exiger l'urgence. Il fut donc très mécontent du départ de son ministre, ce
qui plaçait le Cabinet en mauvaise posture.
Lorsque
le général vint prendre congé, le Roi lui reprocha sa démission, lui
disant qu'il avait compté sur sa fidélité et que celle-ci commandait de
rester à son service. Le général répondit
avec simplicité:
"
Sire,
ma vie et mon épée appartiennent à votre Majesté, mais mon honneur n'est
qu'à moi!" Sur ces mots,
l'entrevue prit fin...
Rarement,
un départ fut salué de tant de regrets et d'éloges. Un homme vaniteux y eut
trouvé quelque délectation. Le brave soldat n'y voyait que le deuil de ses
plus chères espérances: doter son pays d'une armée forte et bien équipée,
qui serait l'âme de la Belgique, étant composée de tous ses enfants.
Lorsqu'il
était ministre de la Guerre, le général Brassine, après une visite à
l'Ecole militaire, fit part au commandant de celle-ci qu'il estimait le système
d'éducation militaire suivi jusqu'alors absolument insuffisant! Il ajoutait,
écrit le colonel Goethals, qu'il était indispensable qu'à l'Ecole militaire
on formât le cœur, le caractère, l'énergie, la volonté, et le sentiment
du devoir des élèves; qu'on leur inspirât l'esprit de dévouement, d'abnégation,
de sacrifice, de travail, de manière à en faire des hommes, des citoyens et
des patriotes, aptes à exercer une action morale et sociale de haute portée
sur les soldats qui leur seraient confiés."
"Il
voulait
que le futur officier se rende mieux compte de sa
mission sociale, qu'il soit un conducteur d'hommes, et, pour cela, qu'il
connaisse le soldat. Il fit donc introduire, dans le programme des études,
des cours de psychologie et de psychologie de l'homme, ainsi qu'un cours d'éducateur
militaire, traitant de l'importance de la mission éducatrice de l'armée, du
rôle des cadres, donnant un aperçu de ce que doit être l'éducation
militaire au point de vue physique, intellectuel et moral, cette dernière
partie comprenant l'examen des vertus inhérentes à la qualité de militaire,
l'examen des qualités du caractère, du cœur, ainsi que les qualités
propres à l'officier homme du monde."
Parmi
les autres tâches importantes accomplies par J.J.
Brassine
durant ses fonctions de ministre de la Guerre, il faut signaler
la préoccupation de faire en sorte que l'industrie nationale pourvoit elle-même
à tous les besoins de la défense du pays, et que la Belgique soit ainsi
affranchie, en ce domaine de l'étranger. Lors de sa démission, le
directeur-général de Cockerill lui exprimait ses regrets de le voir quitter
une situation qu'il avait si brillamment occupée et dans laquelle "ses
soucis du bien de l'industrie nationale s'étaient manifestés de tant de manières".
D'importantes
commandes avaient été passées à l'industrie nationale, notamment pour les
bouches à feu,les carabines à répétition, les projectiles, les coupoles de
forts, etc...
Il
mit sur pied, en vue d'une meilleure organisation de la défense du
pays, le Comité supérieur des Forteresses, le Comité d'étude des
Places-fortes. Il fit poursuivre le dispositif de défense de la position
d'Anvers, par l'extension de la ligne avancée au moyen de la construction de
redoutes de Beerendrecht, Oorderen et Cappelen.
Son
attention d'homme de cœur, qui le portait si volontiers sur le bien-être de
la troupe et du cadre d'officiers, lui suggéra de nombreuses mesures en leur
faveur, comme l'obligation imposée aux directeurs des hôpitaux d'informer
les parents indigents en cas de maladie grave de leur fils, et la faculté
pour eux de se rendre auprès du malade aux frais de l'Etat, le paiement
d'indemnité aux officiers mariés qui changent de garnison,
etc...
Après
sa démission, entouré du respect général, l'ancien ministre vint
s'installer à Auderghem, à l'orée de la forêt de Soignes, dans une riante
campagne qui lui rappelait sa jeunesse et était dénommée: "Les
Glycines"
[3].
Sa
santé, jadis florissante, était atteinte; l'abandon du fameux projet l'avait
frappé en plein cœur et le diabète s'était installé dans cet organisme
trop sensible.
Sortant
peu, s'occupant de ses fleurs comme Cincinnatus, le général fut bien surpris
de voir, un bel après-midi de mars 1897 une voiture de la Cour s'arrêter
devant la grille de la vieille maison. Un laquais en descendit, porteur d'une
lettre priant le général de venir, s'il le pouvait, par le même équipage,
à Laeken,
où
le Roi l'attendait.
Bien
des fois les biographes du Roi, parlant de son génie, ont dit quel don il
avait pour juger les hommes. C'est cette force qui lui a permis de s'entourer
de tous ces esprits de
valeur
qui ont illustré son règne. Mais le Roi avait aussi un grand cœur et
une infinie délicatesse. S'il avait été furieux de la résistance de son
ministre, il avait intérieurement admiré son caractère, et désirait
honorer son fidèle serviteur.
Sachant
le vieux général malade, et de chagrin, quel meilleur baume pour le guérir
que de lui montrer qu'il possède toujours la confiance et l'estime de son
souverain ?
L'entrevue
de Laeken fut touchante. Venant au général, les mains tendues, le Roi lui
dit "Général, j'étais contre vous; je vous
en ai beaucoup voulu! "
« Oui,
Sire, » répondit le général, je
m'en suis bien aperçu, mais ma conscience me donnait raison". Le Roi :
"C'est vrai, général, vous aviez raison; je vous en estime davantage,
et pour vous le montrer, je vous nomme mon aide de camp. Vous ferez partie de
ma Maison militaire, et m'accompagnerez dans tous les grands voyages que je
compte entreprendre. Nous irons dans toutes les Cours où l'on vous a tant
estimé, et comme nous voyagerons par mer, cela rétablira votre santé."
Ce
fut alors que commencèrent les merveilleux voyages en Allemagne, au Danemark,
en Suède, en Norvège... Partout le Roi daignait faire l'éloge du Général,
auquel chaque souverain accordait une flatteuse attention, oui se traduisait
par des
grands
cordons des Ordres les plus élevés.
A
Postdam, Guillaume II fait donner au Général les appartements qui furent
occupés par Napoléon; il lui montre le
fameux
moulin de Sans-Souci.
Un
matin, le Général est à sa toilette; il vient de se raser et se trouve en
bras de chemise. On heurte à la porte, il ouvre. C'est l'Empereur et un aide
de camp! Emoi assez
naturel...
L'Empereur se met à rire et dit: " Cher Général, je voulais vous
surprendre au lever, afin de vous donner le grand cordon de l'Aigle Rouge de
Prusse. Vous aviez, je le sais, déjà celui de la Couronne de Prusse.
Celui-ci est la plus haute de nos dignités et je voulais que vous puissiez le
revêtir pour paraître à la cérémonie de tout à l'heure." Ce disant,
il ouvre l'écrin et l'offre au Général très ému.
Le
lendemain, autre attention: 1'Empereur vient prendre le Général et le
conduit voir ses splendides casernes, lui soufflant dans l'oreille:
"Votre Roi est un très grand homme, mais ce n'est pas un militaire; nous
le laisserons converser avec mes ministres, pendant que je vous montrerai mes
soldats!".
A
Copenhague, chez le doyen des souverains, appelé aussi "le grand-père
des Rois", l'étiquette est très simple et la vie royale édifiante de
bonté et de simplicité. Le Roi confère au Général l'Ordre royal de
Daneborg.
Le
yacht royal emmène ensuite le Roi Léopold et sa suite vers la Norvège et la
Suède. Périple prestigieux, dans les fjords et jusqu'au Cap Nord, où le Roi
et son entourage peuvent contempler le soleil de minuit. Ce voyage, bien
qu'accompli dans toutes les conditions de confort, n'en est pas moins émaillé
de péripéties : le yacht ne peut aborder, les trains sont bloqués par les
chutes de neige, les bandes de loups sont à craindre... On arrive malgré
tout à Christiana, puis à Stockholm, où une vraie féerie se déroule :
palais fastueux, princes vêtus d'uniformes rutilants, lacs magnifiques,
gondoles or et blanc, comparables à des bijoux, et que manœuvrent des
matelots imposants. Fêtes et galas se succèdent. Le Général, une fois de
plus, est gâté: le Roi Oscar II lui remet lui-même le grand Cordon
de l'ordre des Séraphins.
Au
cours d'une des réceptions royales, un grand, un très grand et beau jeune
prince se multiplie auprès de la délégation belge. Il ne se doute pas que,
dans quelques années, une jeune princesse, sa fille, deviendra la Reine tant
aimée de ces belges qu'il promène si cordialement !
Durant
tous ces beaux voyages, le Général écrit, au jour le jour, ce qu'il voit,
mais tait, par discrétion, certains entretiens dont il parlera plus-tard. II
racontait qu'accompagnant le Roi et sa suite, un dimanche, à la Messe, dans
une des rares églises catholiques de Suède, il avait pris place à côté du
Souverain, qui avait de l'autre côté, vers la sortie de la rangée, le comte
J.d'Oultremont. A l' "Ite Missa est", le Roi veut sortir; il se
redresse. Le comte d'Oultremont ne bouge pas. " Allons, d'Oultremont,
partons; la Messe est finie". Le comte d'Oultremont, sans détourner
la tête, les yeux fixés sur l'autel, fait signe que non et le Roi de se réinstaller,
et d'attendre que le prêtre ait quitté l'autel pour sortir du sanctuaire!
Rentré à Bruxelles, le Général est bientôt invité par la bonne Reine Marie-Henriette [4]; elle lui demande de venir à Spa; elle l'apprécie tellement, qu'elle voudrait qu'il fasse partie de sa Maison. Discussions entre Laeken et Spa. Le Roi décide que le Général doit lui rester, car, ne pouvant être grand maître de la Maison de la Reine, toute autre charge ne serait pas digne d'un ancien ministre, aide de camp du Roi.
C'est
donc en invité et ami que le Général fait de longs séjours à
Spa. Il
racontera les charmantes soirées de musique, la Reine jouant de la harpe; les
promenades dans la jolie vallée; les pique-niques ,où la si aimable
princesse Clémentine, dans tout l'éclat de sa beauté, met une note rieuse.
Un journal de l'époque écrivait: " Le général Brassine, aide de camp du Roi, a été pendant une huitaine de jours l'invité de S.M. la Reine, à Spa. Sa Majesté et S.A.R.la princesse Clémentine, ont comblé de prévenances le vieux général, qui certes a été l'un des hôtes les plus choyés de la villa royale cette saison. Détail touchant: tous les matins, S.A.R. la princesse Clémentine allait cueillir des fleurs pour en faire un bouquet qu'elle allait placer sur le bureau du Général. Sa Majesté a décidé de prolonger son séjour jusqu'à la mi-novembre. Plusieurs invités de distinction sont encore attendus à la villa du Marteau."
Le
général voit défiler, au cours de ses séjours, tous les princes européens.
Un jour que les grands ducs de Russie étaient invités, le grand-maître de
la Maison de la Reine étant absent, le Général est chargé de cette
fonction. Le dîner est très animé, la Reine très en verve met l'entrain.
Le repas terminé, le Général s'aperçoit que la Reine semble très agitée,
et ne se lève pas... Qu'y a t'il ? La Reine fait au Général des signes mystérieux,
et malheureusement incompréhensibles pour lui. Que se passe t'il donc? Un
soupir de soulagement: la Reine paraît se pencher, et soudain se lève, toute
souriante. En passant près du Général,
elle lui glisse tout bas :
"c'était
affreux, cher
Général,
j'avais défait mon soulier... et ne le retrouvais plus!'
Vers
la Noël 1899, le Général prit un léger froid. Il dût s'aliter, et le diabète,
tant combattu, se vengea en plongeant le malade dans le coma. Il devait en
sortir pour recevoir son confesseur et ami, le R.P. Etienne, des Carmes, qui
lui administra les derniers sacrements. Après avoir reconnu chacun de ses
enfants et petits-enfants, il expira, la nuit de Noël, gardant sur le visage
un reflet de sa sérénité et de sa bonté.
Pendant
les quelques jours qu'il avait passé au lit, chaque matin une voiture du
Palais venait prendre des nouvelles du malade.
Dès
que la nouvelle de la mort fut connue, ce fut une avalanche de visiteurs dans
la vieille demeure, depuis des princes jusqu'aux humbles paysans qui avaient
été l'objet de ses bontés
Le
soir avant les funérailles, l'habituelle voiture du Palais s'arrêta à la
grille, et deux domestiques en sortirent une merveilleuse couronne de
violettes. Elle avait été faite par la Reine, disaient les porteurs, qui
ajoutaient que Sa Majesté pleurait en la garnissant, et répétait: "
J'ai perdu mon meilleur ami!"
L'ancien
ministre de la Guerre avait exprimé le désir d'être enterré sans cérémonies
officielles, de s'en aller vers le cimetière sans honneurs militaires, sans
discours et sans couronnes, ne voulant, disait-il, déranger personne.
Les
funérailles n'en revêtirent pas moins un caractère profondément
impressionnant.
Entouré
de candélabres, la bière était dressée au milieu de la petite pièce de
l'aile gauche de la maison de campagne d'Auderghem. Elle était recouverte de
l'uniforme, du chapeau et des armes du général. Au pied du catafalque, deux
coussinets supportaient ses décorations, et, à droite, la couronne envoyée par
la Reine.
Le
corps, porté par des gens du pays, relayés par d'anciens soldats, traversa
le village, où s'entassaient des milliers de personnes, venues de partout.
Le
deuil était conduit par son fils Eugène, son petit-fils Charles, et les
membres de la famille Dugniolle et de Burlet.
Suivaient
le corps: le général Donny, aide de camp du Roi, le représentant; le
lieutenant du Roy de Blicquy, représentant le comte de Flandre; le général
Cousebant d'Alkemade, ministre
de
la guerre; le baron de Favereau, ministre des Affaires Etrangères; le
lieutenant-colonel comte del Serralès, attaché militaire d'Espagne; le
lt-colonel Muller, attaché militaire de Russie;
le major comte de Hacke, attaché militaire d'Allemagne;
le commandant
Haillot ,attaché militaire de France; Mr de Mot, bourgmestre de Bruxelles;
les anciens ministres De Bruyn, de Mérode; Carton de Wiart, député; l'Aumônier
de la Cour, Mgr Simon, un grand nombre de lieutenants-généraux; le
commissaire d'arrondissement, baron de Royer de Dour; le conseil communal
d'Auderghem; etc., etc..
Dès
le jour de sa mort, la presse de tous les partis publia de longs et élogieux
articles, où était retracée la belle vie du disparu et les services qu'il
avait rendus au Pays.
C'est
alors que le public apprit bien des faits que la modestie du disparu avait
cachés. A la fin de 1898,1'île de Crète, maintenue sous la suzeraineté de
la Porte [5],
était placée sous l'Administration des quatre grandes puissances: France,
Angleterre Italie, Russie. Le pouvoir devait être exercé par un haut
commissaire, commandant des forces militaires. Le général Brassine fut
proposé pour cette haute dignité, et son assentiment avait déjà été
demandé, quand le roi Georges obtint le droit de proposer lui-même un
candidat, et fit nommer un prince de sa famille. L'honneur
d'avoir été choisi comme premier candidat restait au bon belge que fut le général,
dont la vie se résume dans la devise qu'il s'était choisie: " le devoir
avant tout" [6]
.
---------------------------
-
Archives générales du Royaume: mariage officiers, no 247
-
La Belgique militaire : "Les projets d'organisation militaire du général
Brassine" - 6.12.1896.
-
A.Duchesne: "L'armée et la politique militaire belge" in
"Revue de philologie et d'histoire"-1961,pp. 421/22.
-
A.Duchesne: " Les archives de la guerre à Paris et l'histoire de
Belgique" -Commission royale d'histoire, 1962,p. 52.
-
A. Duchesne : "L'œuvre du général Cousebant d'Alkemade" - in
"Carnet de la Fouragère", no7 ; déc. 1960,p. 453.
-
A. Duchesne : "La valeur de l'armée belge et les perspectives de guerre
de 1871 à 1914", in "Carnet de la Fouragère", sept. 19..
-
Baron Lahure : "Mes notes pendant le voyage fait à
Postdam et à
Berlin à la suite de S.M. le Roi Léopold II en oct. 1890". Tirage privé-1891,
avec annotations manuscrites du Gl Brassine.
-
Gazet van Antwerpen, 3.11.1966, reproduisant un article.
-
Colonel
Stinglhamber et Paul Dresse : "Léopold II au travail" Bruxelles,
1944 -
p.
209.
-
Cte Louis
de Lichtervelde: Léopold II " Bruxelles
1926. p. 30
-
"Histoire
de l'Ecole militaire, 1834 -
1934",pp. 155 et 373.
-
"150 ans d'Ecole Militaire,1834- 1984- Mémorial, pp. 329.
Journaux:
-
La Nation illustrée, 14.5.18.93.
-
Le Patriote illustré, 14.5.1893.
-
La galerie contemporaine, 30.6.1895.
-
Le Soir, 28.5.1895
-
Le Matin,
2.6.1908.
-
L'Indépendance, 29.12.1899. - Le Soir, 26.12.1899.
-
Le Petit-bleu, 26.12.1899.
-
L'Etoile belge, 29.12.1899.
-
La
Chronique, 27.12.1899.
-
Le
Messager de Bruxelles, 29.12.1899.
-
La
Gazette, 26.12.1899.
-
Le Petit belge, 27.12.1899.
- Le Soir, 22.12.1962.
Iconographie et médias
Les
portraits, photos et autres documents iconographiques sont issus des
collections familiales.
Fichier audio : extrait de la série radiophonique "Mon grand père, ce
héros", Estivale 24 juillet 2006, La Première, RTBF, Bruxelles
[1]
Jean de Launois (1913-1995) était le fils de Charles et de Marie Brassine
et le petit-fils de Jacques-Joseph Brassine; il était le frère de Denise
(Niny) de Launois qui épousa Jean Ponteville, ainsi que d'Huguette et
Sabine de L., restées célibataires. Jean de Launois eut deux fils :
Baudouin et Philippe. C'est donc à leurs enfants à eux que s'adresse cette
"lettre à mes petits-enfants" comprenant de nombreuses
biographies.
[2]
Photo
du tableau exécuté en 1891 par Franz Vinck et représentant le Lieutenant
Général Jacques-Joseph Brassine (1830-1899), commandant de la 4e. division
d'infanterie et devenu plus tard Ministre de la Guerre, grand-père de Marie
Brassine, épouse de Charles de Launois. Derrière lui, son fils Eugène
(1856-1927), Lieutenant-colonel de la garde civique d'Anvers.
A l'arrière plan, les deux aides de camp: le Capitaine-commandant Baron
Durutte (1853-1918), plus tard Colonel, et le Capitaine-commandant Baron
Albert Keucker de Watlet (1851-1943), plus tard Lieutenant-général,
grand-père maternel de Geneviève Libbrecht, épouse de Jean de Launois. Ce
régiment des Grenadiers eut, dans la suite, parmi ses chefs de corps:
-
en 1905, son ancien aide de camp au ministère de la Guerre, le Général
(alors colonel) baron Albert Keucker de Watlet;
- en
1929, son neveu, le Général (alors colonel) Albert Brassine.
[3]
Avec humour la famille l'appelait toutefois "La Grenouillère" vu
la proximité de ces batraciens coasseurs dans ce fond de vallée de la
Woluwé.
[4]
Nous avons consacré une page spéciale aux nombreux séjours que fit
J.J.Brassine chez S.M. la Reine Marie-Henriette à Spa. Cette page est
illustrée de documents et photos parmi les plus significatifs et conservés
dans les archives de famille.